In this paper, the Author tries to assess the establishment of an interindividual legal system in the EU by resorting to the theoretical assumptions of dualism (or pluralism). He assumes that pluralism is not only the best key to assess in general the relationship between international law and interindividual systems of law, but also helps very much in giving a correct appraisal of the contributions given by the ECJ, on one side, and national courts, on the other side, to the establishment of that interindividual legal system. Further, it is suggested that the effective establishment of such a legal system has produced a real modification of sovereignty in Europe. This has to be understood not as a direct consequence of the EU Treaties, nor of ECJ case law. Rather, at the centre of the stage is the auto-constituting process that took place in line with ECJ pretentions, thanks to the “retraction” of State sovereignties and the effective “occupation” of the field by the EU through the activities of its Institutions and Organisms, combined with the “Europeanization” of a part of Member States’ apparatuses. Such a process, it is submitted, has happened not only as for the sectors in which EU law is directly administered by the EU Commission, and upon which judicial control is centralized at the ECJ level. Also when the task of administering direct applicable EU law is left to member States’ authorities, and even in case of non directly applicable provisions of EU law, a decisive role is played by the structural principles of effectiveness of judicial protection, as a limit to the procedural autonomy of Member States in jurisdictional and enforcement tasks, and of internal (civil) liability of the State for the violation of EU law, as a conceptual limitation to the absolute character of sovereignty. The paper’s assumption is that, thanks to the abovementioned principles, and to the effective operation of the preliminary reference procedure – shaped by the ECJ case law and accepted by the national judiciaries, essentially as a federal tool – an independent EU system of interindividual law not subject to member States sovereignties operates in all areas where EU competences have been effectively implemented. Furthermore, the latitude and quality of EU law development, and the effective resort to its provisions by citizens of Member States and of third countries even against the strongest choices of Member States political organs, and despite final decisions by their courts, causes in the Author’s view the effective appearing of a true relationship of allegiance between individuals in the EU and the Union. The system in place, however, substantially lacks transparency and democracy. Recognition of the present state of the art of the European integration, on one side, and consequent reshaping of the governance in a truly (pan-European) democratic sense, on the other, are outlined in the conclusions as the obliged path the EU, its member States, and its citizens have to follow, in order not to see their common house collapse.
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I. Introduction - A. Le rôle respectif de la Cour de Justice et des juridictions constitutionnelles et suprêmes des Etats membres. - II. 50 ans après van Gend en Loos: la suggestion d'une lecture pluraliste - III. Van Gend en Loos: la première étape d'un travail de longue haleine - IV. Effet direct et primauté: deux notions indépendantes - V. La limitation des pouvoirs souverains - VI. De l'ordre juridique «de droit international» à l'ordre juridique autonome: l'appel de la Cour - VII. Et son appréciation critique - VIII. Les réponses des ordres juridiques des Etats membres: la sauvegarde des principes constitutionnels suprêmes de (quelques) Etats membres - IX. Essai d'une appréciation des positions susmentionnées à la lumière de l'effectivité: relecture de la contribution des cours constitutionnelles et suprêmes nationales à l'autoconstitution de l'ordre juridique interindividuel européen - X. Conclusions partielles - B. A la recherche des traits essentiels d'un ordre juridique interindividuel européen non étatique - XI. Position du problème - XII. a) Relations de droit public européen entre Institutions et organes UE, et particuliers, basées sur actes UE contraignants et directement applicables - XIII. b) Relations de droit public européen entre Institutions et organes UE, et particuliers, basées sur actes UE directement applicables de nature promotionnelle - XIV. c) Relations de droit public européen entre organes nationaux et particuliers, basées sur actes UE contraignants et directement applicables - XV. d) Relations de droit public interne «communautarisé» - XVI. e) Relations de droit privé européen, basées sur normes et principes UE directement applicables - XVII. f) Les normes non directement applicables et les principes formels de l'ordre juridique européen - XVIII. Conclusions partielles - C. Vers un système judiciaire «crypto-fédéral»? - XIX. Le rôle des particuliers et du juge national dans le cadre du renvoi préjudiciel - XX. … et au-delà de ce cadre: les juges nationaux en tant qu'organes du système européen - XXI. L’imposition d'un modèle «crypto-fédéral» de protection juridictionnelle - D. Quelques conséquences dans les sphères de la citoyenneté et de la souveraineté - XXII. Les germes d'une citoyenneté souveraine - XXIII. Limites et défauts de la dimension souveraine: le défi d'un processus de démocratisation par auto-constitution - XXIV. Conclusions - NOTE
Le présent étude veut développer une réflexion sur les rapports entre droit communautaire de l’Union européenne, et droit interne des Etats membres, ainsi que sur la nature de l’ordre juridique de l’Union. Point de départ méthodologique en est la nécessité d’écarter toute hypothèse d’une différence ontologique du phénomène communautaire par rapport à tout autre forme d’organisation des relations entre sujets de droit de nature différente. L’étude se veut notamment orienté à une perspective pluraliste, pour ce qui est de la relation entre droit international et droit interne [1]. Cela nous permettra d’ailleurs de prendre en compte aussi bien les prétentions émanant des sources communautaires, et notamment la Cour de justice, que les réponses des ordres juridiques des Etats membres à ces demandes. Les unes ainsi que les autres seront valorisées pour ce qu’elles manifestent, c’est à dire une partie des données juridiques dont l’analyse est nécessaire à comprendre la nature du phénomène en question. En parallèle, il apparaît nécessaire de prendre en compte les dynamiques qui conduisent une institution internationale à favoriser l’instauration d’une allégeance politique directe avec les particuliers sur lesquels elle exerce son influence, voire ses pouvoirs supranationaux [2]; allégeance qui pourrait aussi conduire à la naissance d’un ordre juridique interindividuel dans un processus d’auto-constitution, et cela notamment dans le cas de l’intégration européenne se développant en aval du Traité de Rome [3]. C’est donc à partir de ces points que j’essayerai, par la suite, de faire une sorte d’«état des lieux» de l’ordre juridique interindividuel revendiqué il y a cinquante ans par la Cour de justice dans ses grands arrêts de 1963 et 1964.
2013 marqua le cinquantième anniversaire de l’arrêt van Gend en Loos [4]. La Cour de Justice organisa même un colloque pour commémorer cette occasion. Plusieurs parlèrent dans cette occasion du «courage» de la Cour en 1963. Quelques-uns, toutefois, esquissèrent un dessein plus nuancé. Michel Waelbroeck notamment, nous rappela qu’à l’époque de l’arrêt van Gend en Loos, tous les systèmes juridiques des six Etats fondateurs reconnaissaient déjà l’effet direct à des dispositions de traités internationaux suffisamment précises, complètes et inconditionnelles [5] – notamment aux dispositions imposant une obligation de ne pas agir. Nombre des principes et règles établis dans ce domaine par la jurisprudence de la Cour de Justice, ainsi que par celle des cours constitutionnelles et suprêmes des Etats membres, trouvent en effet leur origine dans les principes normalement applicables aux rapports entre traités internationaux et droits internes des Etats contractants [6]. Néanmoins, il est indéniable que la Cour ouvrit, avec van Gend en Loos, une perspective d’évolution nouvelle dans les rapports entre le système de droit basé sur le Traité de Rome et les ordres juridiques des Etats membres. Toutefois, l’affirmation de l’effet direct, considérée de façon isolée, ne fut pas l’apport décisif de cet arrêt de la Cour. Ce ne fut pas non plus la primauté [7], qui fit son apparition avec l’arrêt Costa c. ENEL [8], l’année suivante. Ce qui mérite plutôt d’être souligné ici est l’adoption du modèle de l’ordre juridique interindividuel [9], en tant que cadre de développement des rapports entre droit communautaire et systèmes juridiques des Etats membres. Contrairement à la lecture courante, l’adoption de ce modèle par la Cour nous déconseille de lire les développements successifs de sa jurisprudence, et des jurisprudences suprêmes ou constitutionnelles des Etats membres, comme expression d’une approche prétendument moniste de la Cour, par rapport à d’approches [continua ..]
Ainsi qu’il vient d’être rappelé, la perspective d’analyse choisie impose de prendre en considération une pluralité de données, sans que l’on puisse s’arrêter à l’énonciation d’un dictum de la Cour en 1963. Il est en effet évident que le développement de l’ordre juridique interindividuel européen revendiqué dans l’arrêt van Gend en Loos, ne fut pas la conquête ni d’un jour ni d’un seul arrêt. Néanmoins, il faut quand-même reconnaître le rôle central de la Cour, idéologue de la création de cet ordre juridique interindividuel européen [18]. Dans cette perspective, disons clairement que l’arrêt van Gend en Loos est un point de départ. Après van Gend en Loos, pour comprendre le dessein de la Cour il faut notamment prendre en considération les arrêts Costa c. ENEL [19] et Simmenthal [20]. Mais il faut aussi y ajouter toute une série de «grands arrêts» plus récents, qui jettent les fondations de ce nouvel ordre juridique, en dessinent les éléments structuraux, et en définissent les contenus fondamentaux, selon une ligne cohérente (pour l’essentiel [21]) pendant plusieurs décennies.
Tout d’abord, il faut souligner la position centrale de l’arrêt Costa c. ENEL, dans le développement de ce dessein. En effet, la primauté du droit communautaire n’était pas la conséquence nécessaire de son effet direct, et cela ni d’un point de vue général, ni spécifiquement dans le cadre de l’arrêt van Gend en Loos. D’un point de vue général, en effet, il est bien concevable d’assurer l’effet «direct» [22] d’une règle de droit international dans l’ordre juridique d’un Etat sans pour autant y reconnaître la primauté sur le droit interne postérieur. Ainsi que l’arrêt de la Corte costituzionale italienne dans l’affaire Costa c. ENEL [23] le démontre, dans le système italien de l’époque, les dispositions d’accords internationaux pouvaient avoir d’effet direct [24], alors même que la solution d’un éventuel conflit entre traité et loi interne postérieure aurait été à trouver dans le principe lex posterior derogat legi priori: effet direct et absence de primauté coexistaient donc dans le même cadre [25]. Pour ce qui est du cadre spécifique de l’arrêt van Gend en Loos, s’il est vrai que la question de l’effet direct se posait par rapport à une règle de droit interne postérieure, il est vrai aussi que cette dernière était issue d’une source de rang inférieur, c’est-à-dire un arrêté ministériel. Par contre, la ratification du Traité de Rome avait été approuvée par le Parlement néerlandais via une loi. De plus, vu que la portée réelle de la question posée par la Tarifcommissie était assez incertaine, la Cour reformula la deuxième question et se limita à une vérification abstraite de la compatibilité d’une augmentation tarifaire avec l’article 12 CEE [26]. Cet arrêt n’impliquait donc pas forcément la primauté. Partant, l’arrêt Costa c. ENEL de la Cour de Justice marqua un progrès supplémentaire dans la [continua ..]
Pour ce qui est des prémisses théoriques – voire idéologiques – sur lesquelles l’effet direct et la primauté devaient se fonder, la position de la Cour évolua entre 1963 et 1964 [30]. Les bases du raisonnement qui conduisirent la Cour à l’affirmation de la primauté dans l’arrêt Costa c. ENEL étaient cependant déjà posées dans van Gend en Loos. La Cour introduisit en effet dans cet arrêt des affirmations de principe destinées à exercer une influence importante dans les développements suivants de sa jurisprudence concernant les relations entre l’ordre juridique communautaire et les ordres juridiques des Etats membres. Au cœur même du cadre d’intégration, l’on trouve le rôle central reconnu par la Cour à la décision des Etats membres de limiter leurs «droits souverains» «au profit» de l’ordre communautaire [31]. Or, une telle référence n’était en soi pas nécessaire pour affirmer l’effet direct du droit communautaire. Encore une fois, la pratique jurisprudentielle italienne des années ‘60 en matière d’application des traités internationaux indique que l’effet direct peut bien se concevoir sans qu’aucune limitation de souveraineté ne soit présupposée. Preuve en est que cette jurisprudence reconnaissait dès le départ l’effet direct des dispositions du GATT dont la lettre était suffisamment claire et précise et qui n’étaient pas couvertes par la clause de stand-still – et ce nonobstant la nature clairement provisoire du régime GATT de l’époque [32]. La référence au système italien est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’un système juridique traditionnellement dualiste. Ainsi que la pratique le démontre, dans un tel système, l’effet direct est garanti par l’adaptation automatique, fruit de l’ordre d’exécution par renvoi contenu dans la loi autorisant la ratification du traité [33]. Grȃce au renvoi, donc, l’effet direct est reconnu à toute disposition auto-applicative [continua ..]
Il faut reconnaître qu’une sorte de dialogue, et d’évolution, existe entre l’arrêt van Gend en Loos et l’arrêt Costa c. ENEL. Dans son grand arrêt de 1964, en effet, la Cour de Justice ne qualifie plus l’ordre juridique communautaire d’ordre «de droit international». Elle met plutôt l’accent sur l’autonomie [36] de cet ordre juridique «propre», certes «intégré» aux systèmes juridiques des Etats membres [37], mais au sens où il aurait entrainé «une limitation définitive de[s] droits souverains» des Etats membres [38], dont les lois ne seraient désormais que des «mesures unilatérales» [39] n’affectant pas ce «corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes» [40]. Quelles sont les conséquences de ce changement de perspective? Tout d’abord, il faut souligner les conséquences qu’il ne peut pas avoir. La Cour ne pouvait pas, bien évidemment, effacer la dimension internationale du processus d’intégration européenne: le système juridique communautaire, de même que le système de l’UE aujourd’hui, garde aussi une dimension internationale [41], et ce dans plusieurs sens. D’abord, il est ancré dans des engagements internationaux des Etats membres, et ceux-ci restent titulaires d’un faisceau de droits et obligations inter sese. En témoigne le pouvoir de chacun de ces Etats de saisir la Cour de Justice d’un recours en manquement contre un autre Etat membre [42]. En outre, depuis le Traité de Lisbonne, les Etats se voient reconnaître le droit de se retirer de l’Union [43]. En général, il faut souligner que le droit international se prête bien à favoriser la naissance de systèmes de droit interindividuel incluant Etats, institutions internationales et particuliers. Ceci dit, si l’on en vient à la dimension positive de ce changement de perspective, il est indéniable que les passages susmentionnés de l’arrêt Costa c. ENEL ont une portée idéologique très forte [44], car ils mettent [continua ..]
Le projet d’intégration développé par la Cour dans ses grands arrêts de 1963 et 1964 et repris pour l’essentiel dans les mêmes lignes dans la jurisprudence postérieure [50], doit certes être apprécié dans une perspective critique. La perspective critique appropriée n’est toutefois pas celle du «juridical Coup d’Etat» [51], qui n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système interindividuel constitutionnel déjà formé. L’appréciation du bien-fondé de l’existence d’un ordre juridique intégré doit plutôt prendre d’abord en considération le point de vue des instruments internationaux en question, les Traités communautaires, analysés à la lumière des principes et règles de droit international général applicables, pour ensuite se confronter avec les réponses des ordres juridiques internes des Etats membres. Or, pour ce qui est du droit international, l’affirmation de la Cour n’est pas à rejeter en tant que bad law [52]. Les arguments herméneutiques basés sur les Traités communautaires et utilisés par la Cour pour affirmer l’effet direct et la primauté sont assez convaincants. A tout le moins, il s’agit de l’une des alternatives herméneutiques possibles dans le cadre d’une interprétation systématique des engagements pris avec les Traités, et ce sur la base des critères généraux du droit des traités [53]. Du point de vue du droit international, la critique doit plutôt se diriger vers le caractère prétendument définitif de la limitation des souverainetés des Etats membres, et ce pour deux raisons. Tout d’abord et même s’il s’agit d’une considération a posteriori, l’insertion de la clause de retrait par le Traité de Lisbonne exclut qu’on puisse désormais qualifier de définitive cette limitation [54]. Ensuite, la limitation de souveraineté dont parle la Cour n’a peut-être jamais été définitive même avant Lisbonne, tout au moins de façon [continua ..]
La question essentielle consiste à s’interroger sur les réactions des ordres juridiques internes des Etats membres face au dessein de la Cour, car l’intégration du nouvel ordre juridique européen avec ceux des Etats membres ne peut se produire – toujours pour de raisons d’effectivité – qu’en raison de l’acceptation d’une telle perspective à l’intérieur les ordres juridiques «nationaux» [58]. De ce point de vue, la référence à la Déclaration n. 17 sur la primauté, annexée à l’Acte final de la Conférence Intergouvernementale de 2007 [59], est certes importante [60], mais elle n’est pas décisive. Il s’agit en effet de l’expression d’une volonté qui ne joue son rôle qu’au niveau international. Par conséquent, même si elle implique la reconnaissance du rôle joué par la jurisprudence de la Cour dans l’affirmation de la primauté (ce qui équivaut aussi à une acceptation des principes qui en sont à la base), la Déclaration n. 17 n’apporte rien en termes d’effectivité de l’ordre juridique interindividuel de l’Union. Pour pouvoir affirmer cette effectivité, encore faut-il établir que des résultats cohérents avec cette déclaration se produisent dans les ordres juridiques internes des Etats. Or, la primauté n’a pas été acceptée ni au même moment, ni au même niveau, dans tous les ordres juridiques des Etats membres. Parmi les Etats fondateurs, si les Pays Bas, la Belgique et le Luxembourg se sont montrés plus ou moins prêts [61] à reconnaître l’état des rapports entre ordres juridiques revendiqué par la Cour de Justice en ses arrêts de 1963-64, il a fallu beaucoup plus de temps à la Corte costituzionale italienne, et encore davantage peut-être aux juridictions suprêmes allemande et française, pour accepter cet état de choses. L’arrêt Costa c. ENEL de la Cour de Justice était, il ne faut pas l’oublier, la réponse à un arrêt de la Corte costituzionale excluant en principe une telle [continua ..]
Cela dit, on ne peut pas s’arrêter aux prises de positions susdites pour en déduire que le dessein d’intégration de la Cour de Justice a été rejeté par les cours constitutionnelles ou suprêmes de ces cinq Etats membres. Répétons-le une fois de plus: le succès ou l’échec du dessein de la Cour de justice doit se mesurer sur l’effectivité de l’ordre juridique interindividuel, et donc sur l’effective intégration des ordres juridiques des Etats membres dans l’ordre communautaire [69]. Or, au-delà des affirmations de principe sur l’intangibilité des éléments essentiels de leurs systèmes constitutionnels, aucune de ces cours constitutionnelles ou suprêmes – ni d’autres cours suprêmes des anciens Etats membres – n’a finalement voulu (ou été capable de) bloquer les développements du système communautaire, qui ont influencé jusqu’à la structure des systèmes de droit des Etats membres en contribuant à leur intégration dans celui-ci. Je pense ici à l’affirmation par voie prétorienne de l’effet direct des directives [70], ou de la responsabilité civile de l’Etat législateur [71], ou encore à l’apposition de limites à la res judicata en tant que conséquence de la primauté du droit UE [72]. Même lorsque se manifestaient au départ des positions apparemment inconciliables, voire même une objective confrontation entre ces cours et la Cour de justice, une convergence a ensuite été trouvée, non seulement grâce à une attitude conciliante des juridictions nationales [73], mais aussi grâce à la recherche objective de points de convergence qui caractérise l’évolution de la jurisprudence de la Cour [74]. Ce furent les cours suprêmes espagnole et anglaise qui manifestèrent cette attitude conciliante de la façon la plus frappante – jusqu’à même reculer face aux demandes de l’ordre juridique de l’Union, se pliant à des développements qui avaient pourtant été qualifiés auparavant [continua ..]
L’impression qu’un observateur pourrait avoir, en observant de loin ces mouvements des jurisprudences nationales, serait celle d’une valse pendant laquelle tous les danseurs suivraient des trajectoires inspirées par des musiques différentes mais concourant à former un mouvement d’ensemble cohérent. La danse ne peut toutefois continuer qu’à condition que tous suivent le même rythme – celui de l’intégration [82]. Le dernier mouvement de cette valse, qui se joue entre confrontation et dialogue, voit le Bundesverfassungsgericht saisir pour la première fois la Cour de justice d’une question préjudicielle, dans l’affaire Die Linke c. Deutscher Bundestag [83]. En saisissant la Cour dans cette affaire, les juges de Karlsruhe suivent la ligne déjà tracée dans leur décision Honeywell [84], et reconnaissent en principe le rôle prééminent de la Cour de justice dans le contrôle de légalité des actes du système UE, y compris pour ce qui est de la définition des limites externes des compétences de l’Union. De ce fait, le dialogue et l’acceptation de la centralité de la Cour semblent donc l’emporter, même si les risques d’une confrontation ne sont pas exclus [85]. A titre de conclusions (partielles), il me semble possible d’affirmer que l’effectivité de l’ordre juridique interindividuel européen préconisé par la Cour de Justice en van Gend en Loos et Costa c. ENEL n’est pas mise à mal par les approches théoriques différentes suivies par les cours suprêmes ou constitutionnelles nationales. Au contraire, si l’on se place dans la perspective pluraliste évoquée plus haut, l’on se trouve plutôt… à l’aise avec une telle discordance: ce qui importe en effet, c’est de pouvoir constater le retrait effectif des ordres juridiques internes des Etats membres, et l’affirmation de l’ordre juridique interindividuel européen, dans le vide que ce retrait a créé. Néanmoins, il faut en même temps reconnaître que les approches sur lesquelles se basent les juridictions suprêmes et [continua ..]
Tout ceci considéré, l’on peut désormais se demander si l’évolution du système a déterminé la naissance d’un ordre juridique interindividuel intégré, suivant la ligne indiquée dans l’arrêt Costa c. ENEL. Ceci requiert, certes, une analyse approfondie. Toutefois, je suis d’avis que la réponse doit être positive. Un tel ordre juridique, résultant de l’action de la jurisprudence de la Cour, suivie par une réponse majoritairement favorable des organes judiciaires nationaux, et étoffée par les développements de certaines politiques [86], me semble pouvoir être qualifié de système de droit (public et privé) européen interindividuel non étatique [87]. Par la suite, j’essaierai d’esquisser les différentes dimensions pour lesquelles l’on peut repérer des éléments d’intégration justifiant cette hypothèse.
L’ordre juridique interindividuel européen se base premièrement sur les règles directement applicables aux relations de droit public entre Institutions de l’Union et particuliers et posées par de sources contraignantes de droit de l’UE. Ce premier pilier de droit public européen est formé, outre que par le droit de la fonction publique européenne [88], par les dispositions directement applicables des Traités, par les règlements des Institutions, ainsi que par de décisions administratives adoptées par celles-ci et portant sur des secteurs importants de la vie économique et sociale de l’Union. C’est le cas du droit de la concurrence, des mesures de politique commerciale commune, du droit des marques, dessins et modèles communautaires [89]. C’est également le cas de la réglementation sur l’autorisation de la mise sur le marché de médicaments [90], et plus récemment du contrôle des activités sur les marchés financiers de produits dérivés [91], ou de l’institution du Mécanisme Unique de Vigilance [92], cœur de l’union bancaire. Ce premier pilier ne se limite donc pas à la dimension plus classique des ordres juridiques internes des organisations internationales, c’est-à-dire celle des relations entre l’organisation et les individus qui composent les organes et structures d’action de celle-ci. Il s’étend en revanche sur toute une série d’activités de «gouvernement» direct d’individus, qui relèvent normalement de l’action de gouvernement étatique. Certes, dans le passé il y a eu ailleurs des exemples de gouvernement direct des activités des particuliers par des organisations ou institutions internationales [93]. Néanmoins, la nature non temporaire et l’extension de ces pouvoirs, ainsi que l’importance des secteurs dans lesquels ils déploient leurs effets, font de cet ordre juridique un exemple unique de gouvernement supranational des activités économiques. La perspective de l’institution d’un Parquet européen conformément à l’art 86 UE ajouterait évidemment une dimension encore plus tangible à [continua ..]
L’activité de gouvernement direct de l’Union se manifeste aussi par le biais des interventions «positives» ou promotionnelles visant à influencer les choix privés [97], notamment dans le cadre de la politique agricole commune, des différents programmes communautaires en matière de recherche et de culture, ou plus récemment dans les secteurs de la citoyenneté ou de l’espace de justice liberté et sécurité, en particulier lorsque ces programmes sont gérés directement par la Commission. Vont dans le même sens les interventions de la BEI via sa multitude de programmes de prêts ou garanties adressés aux particuliers, et, tout dernièrement, les interventions «non conventionnelles» de la BCE sur la liquidité et sur les taux d’intérêt négatifs des dépôts de liquidité bancaire après d’elle, visant à influencer les choix des opérateurs sur les marchés du crédit aux entreprises et aux foyers [98]. Il s’agit certes de soft law [99], de droit promotionnel, qui n’oblige pas en principe les destinataires à s’y conformer. Néanmoins, une fois que le particulier ou l’institution nationale a accepté de participer à l’un de ces programmes ou projets, en demandant ou en acceptant une contribution économique prévue par ceux-ci, une relation juridique vient à existence; relation soumise non pas à un cadre contractuel de droit privé (national ou transnational), mais à un cadre de règles de droit public européen, à l’intérieur duquel l’Institution ou organisme de l’Union exerce de pouvoirs discrétionnaires, en poursuivant des objectifs de droit public. Ainsi que Laura Forlati le soulignait il y a trente ans, ces mesures positives manifestent la tendance de la Communauté à percer – d’une façon souple – le diaphragme de la souveraineté étatique [100]. Certes, il n’est pas rare dans ce cadre que l’action des Institutions UE soit accompagnée d’une action d’organes étatiques [101]. Il n’en demeure pas moins que, d’un [continua ..]
Le pilier de droit public de cet ordre juridique interindividuel européen s’étend toutefois bien au-delà des secteurs où s’exerce une compétence administrative directe des Institutions et organismes européens, ou dans lesquels on assiste à une intervention promotionnelle de ceux-ci donnant lieu à des relations directes entre autorités européennes et individus. Font aussi partie de l’ordre juridique interindividuel européen des normes UE directement applicables, qui disciplinent toutefois des relations entre autorités des Etats membres et individus. Je pense notamment au droit douanier, auquel se référait déjà l’arrêt van Gend en Loos, et qui devint plus tard l’objet d’une réglementation communautaire uniforme, appliquée par des organes administratifs nationaux. Je pense encore à la mise en œuvre administrative de la politique agricole commune, ainsi qu’à celle des différents fonds structurels de l’Union. Tout en restant, du point de vue structurel, des articulations de l’organisation étatique, les autorités publiques sont appelées dans ces contextes à appliquer un complexe normatif essentiellement formé par le droit européen, même s’il est complété par les droits nationaux. D’un point de vue fonctionnel, donc, ces autorités nationales sont au même temps autorités «communautaires», leurs actions étant essentiellement soumises à la légalité communautaire, y compris pour ce qui est de leur responsabilité [105]. Le contrôle sur le respect de la légalité de leurs actes reste, certes, confié aux systèmes administratifs et judiciaires des Etats membres. Pourtant, ce contrôle est assuré dans le cadre d’un système intégré, axé sur l’effective coopération entre juges nationaux et Cour de justice, qui sera évoqué plus en détail plus loin [106].
L’intégration des ordres juridiques au niveau du droit public est à apprécier aussi dans une dimension plus ample, car transversale, dans laquelle on assiste à la «communautarisation» du droit public interne. Je me réfère ici d’abord à l’effet direct d’exclusion reconnu aux libertés du marché intérieur, et à la situation «transversale» des directives incluant des dispositions suffisamment claires, précises, et inconditionnées, pour ce qui est de leurs effets verticaux [107], y compris en matière de droit pénal [108]. De même, cette communautarisation du droit public interne apparaît dans l’effet direct reconnu aux droits de la personne humaine en matière de regroupement familial [109], ou de demandes d’asile introduites par des citoyens d’Etats tiers [110]. Enfin, je pense aux effets expansifs de la citoyenneté européenne dans des domaines relevant en principe de l’appréciation souveraine des Etats membres, tels le pouvoir des Etats membres de définir les conditions d’admission de ressortissants d’Etats tiers, y compris dans des situations qu’on aurait jadis qualifié de purement internes [111], ou la définition des règles sur l’attribution des noms [112]. Dans tous ces cas de figure, le «bloc» de droit public interne est certes plus important d’un point de vue quantitatif par rapport aux règles de droit européen. Ce cadre complexe, toutefois, ne met pas les deux droits sur le même plan: le droit interne des Etats membres ne s’applique que dans la limite où il garantit l’effectivité du droit européen. S’il ne garantit pas ce résultat, il se plie et se transforme, sous l’influence de l’œuvre créatrice des organes du système judiciaire européen [113].
L’ordre juridique interindividuel européen se base aussi sur un pilier de droit privé, composé de principes et normes directement applicables aux relations juridiques de nature privée. Il s’agit de droits et obligations ayant leur source dans une disposition du Traité, ou dans des règlements adoptés par les Institutions de l’Union. Mentionnons encore une fois le droit de la concurrence [114], mais aussi la prohibition de toute discrimination fondée sur la nationalité en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail [115], le principe d’égalité des rémunérations entre homme et femme [116], le droit des marques dessins et modèles communautaires, et le droit des indications géographiques protégées, entre autres. Il est vrai que la garantie des droits et obligations découlant de ces relations est fournie par des organes judiciaires ou arbitraux qui ne font pas formellement partie de la structure institutionnelle de l’Union. Notons toutefois que l’absence d’identité entre forum et ius est beaucoup moins problématique en droit privé qu’en droit public – les systèmes de droit international privé en témoignent d’ailleurs. De même, il est vrai que les secteurs du droit privé directement réglés par le droit UE ne recouvrent qu’une partie tout à fait limitée des secteurs faisant normalement l’objet d’une telle discipline. Néanmoins, il y a bien d’autres exemples d’ordres juridiques interindividuels (étatiques, comme non étatiques), qui ne s’occupent que d’une partie très limitée des questions de droit privé des particuliers qui en sont les sujets: pensons à l’ordre juridique fédéral nord-américain, à l’ordre juridique canonique, ou encore, si l’on veut bien le considérer comme un ordre juridique, au système transnational de la lex mercatoria.
Même pour ce qui est des dispositions UE non directement applicables visant à attribuer des droits aux particuliers, y compris dans les relations «horizontales», l’on peut repérer une dimension d’intégration. Il est certes vrai que ces règles produisent d’abord leurs effets au niveau du droit international, et touchent plutôt les particuliers via des mécanismes d’adaptation de l’ordre juridique national aux obligations internationales. Toutefois, les principes formels d’effectivité de la protection juridictionnelle [117] et de responsabilité patrimoniale des Etats envers les individus [118] jouent dans ce cadre un rôle central, ce qui permet d’inclure ces relations juridiques à l’intérieur de l’ordre juridique interindividuel européen. D’abord, d’un point de vue dogmatique, il faut prendre en compte le dépassement de l’autonomie procédurale des Etats membres pour de raisons d’effectivité du droit UE [119]. Là où cette limitation s’impose, le juge se voit attribuer des pouvoirs exceptionnels, qu’il n’aurait pas dans son système national. Dans ces conditions, le juge agit de toute évidence en tant qu’organe du système juridictionnel de l’Union, et ce, grâce à la connexion avec la Cour instituée par le renvoi préjudiciel [120]. Pour ce qui est de la responsabilité patrimoniale des Etats envers les individus, il est généralement accepté que ce principe trouve un parallèle – ou même son origine – dans le droit international: il est bien connu que le droit de la responsabilité internationale des Etats prévoit, à côté de l’obligation de restitution, celle de réparation par équivalent monétaire [121]. Néanmoins, la différence entre responsabilité internationale pour des dommages causés à des particuliers et responsabilité patrimoniale de l’Etat pour violation du droit européen me paraît indéniable [122]. En effet, même dans le cas de dommages causés à des particuliers, la [continua ..]
L’analyse qui précède met en exergue, me semble-t-il, l’existence d’éléments structurels d’intégration des ordres juridiques nationaux dans l’ordre juridique interindividuel européen, pour toute règle juridique édictée dans les secteurs qui ont fait l’objet d’une attribution de compétence «communautaire» aux Institutions de l’Union [124]. Il s’agit d’éléments d’intégration capables de produire leurs effets aussi bien pour ce qui est des dispositions directement applicables, que pour celles qui n’ont pas ce caractère. Tout d’abord, ces éléments d’intégration transforment l’exercice de l’activité législative des Etats membres en compétence liée, en simple moment d’exécution de déterminations normatives déjà prises à l’échelle européenne [125]. En outre, ils bouleversent radicalement le contenu du principe de légalité de l’activité administrative, ainsi que de l’activité judiciaire. Par conséquent, on pourrait même dire que, dans ces secteurs, les Etats se voient attribuer de fonctions de droit public, qu’ils doivent exercer à l’intérieur de l’ordre juridique européen, et ce par rebondissement des compétences qu’ils ont attribuées à l’Union [126]. En parallèle, les particuliers, vis-à-vis desquels ces fonctions sont exercées, se voient attribuer un droit au respect de la légalité européenne par les autorités publiques des Etats membres. Il me semble donc possible de revenir désormais sur les critiques qui avaient été formulées par une importante voix dans la doctrine à l’idée même d’applicabilité directe. Je me réfère à l’affirmation selon laquelle il n’y aurait pas d’applicabilité directe du droit communautaire, y compris les règlements et décisions, car les autorités européennes n’auraient pas eu la possibilité de mettre en œuvre de leur propre effort, avec capacité de [continua ..]
L’intégration entre ordre juridique européen et ordres juridiques nationaux implique, ainsi que nous l’avons déjà souligné, un rôle particulier des juges nationaux, qui acquièrent, dans l’effectivité de leur lien avec la Cour de justice, le rôle d’instruments de l’ordre juridique interindividuel intégré européen. Or, déjà au départ du long parcours d’auto-constitution, dont quelques-unes des étapes viennent d’être décrites, la Cour de Justice avait mis en exergue le rôle des juges et des particuliers dans la construction de cet ordre juridique nouveau. L’arrêt van Gend en Loos mettait notamment en valeur la «vigilance des particuliers intéressés à la sauvegarde de leurs droits», et caractérisait implicitement ce rôle comme essentiel. La vigilance des particuliers entraîne, selon la Cour, un «contrôle efficace» sur le respect du droit communautaire «qui s’ajoute à celui que les articles 169 et 170 confient à la diligence de la Commission et des Etats membres» [129]. Dans cette perspective, il apparaît déjà le rôle central du renvoi préjudiciel: un rôle qui sera réaffirmé avec force dans les arrêts Rheinmühlen-Düsseldorf de 1974 [130] et Simmenthal de 1978 [131]. A ce stade, la Cour n’avait pas encore développé toutes les pistes suivant lesquelles le renvoi deviendra plus tard l’un des axes juridictionnels du système substantiellement constitutionnel [132] qui trouvera son affirmation dans l’arrêt Union de Pequeños Agricultores de 2002 [133], dans l’avis 1/09 de 2011 [134], et enfin dans l’avis 2/13 [135] (l’autre axe étant le recours en annulation, ainsi qu’il résulte, entre autres, des arrêts Les Verts de 1986 [136] et Kadi de 2008 [137]). Néanmoins, dès ce premier stade de l’évolution de la jurisprudence communautaire, le renvoi préjudiciel se caractérisait par sa dimension d’outil de [continua ..]
La centralité du renvoi préjudiciel n’en fait pas, toutefois, un passage procédural toujours nécessaire pour faire fonctionner ce système de contrôle «diffus», et assurer ainsi le respect des droits reconnus aux particuliers par le droit UE, face à des dispositions incompatibles du droit d’un Etat membre. Ainsi que la Cour l’a clairement fait comprendre avec son arrêt Kücükdeveci de 2010 [138], la faculté de lui soumettre une question préjudicielle ne saurait se transformer en obligation de renvoi. Par conséquent, il faut bien admettre que le triangle «particulier/juge national/Cour de justice» n’est pas une construction nécessaire pour garantir la protection des droits individuels affirmés par l’ordre juridique interindividuel européen. On voit ici clairement le rôle essentiel joué par le juge national, juge naturel du particulier et juge «de “droit commun” de l’ordre juridique de l’Union» [139]. Par le biais de cet ordre juridique, dans la perspective de la Cour de justice, le juge national acquiert des fonctions et des pouvoirs qu’il n’aurait pas en tant que simple organe juridictionnel étatique [140]. Il acquiert notamment la fonction de garantir la protection des droits individuels trouvant leur source dans l’ordre juridique UE, et cela non seulement contre les choix législatifs et même constitutionnels de l’ordre juridique étatique, mais aussi au delà des pouvoirs juridictionnels qui lui sont dévolus dans son système national. Ce même juge se voit notamment reconnaître par le droit communautaire le pouvoir de laisser inappliquées ces dispositions internes, sans interposition ni d’un éventuel juge des lois prévu par le système national (Cour constitutionnelle), ni de la Cour de justice. Or, si l’arrêt Kücükdeveci met bien en exergue une telle situation, c’est bien dans la jurisprudence plus ancienne qu’on retrouve les bases de ce système: l’arrêt Simmenthal de 1978 [141], notamment, joue un rôle fondamental. Plusieurs passages de cet arrêt mériteraient d’être [continua ..]
Si l’on prend en considération les arrêts Simmenthal, Kücükdeveci et Melki et Abdeli, et l’avis 1/09, entre autres, le dessein fondateur de la Cour de Justice se révèle même plus ambitieux que celui qui se dégageait des arrêts van Gend en Loos et Costa c. ENEL. Au-delà de la garantie de l’applicabilité directe et de la primauté du droit communautaire, la jurisprudence de la Cour vise en effet la construction, par la voie prétorienne, d’un système communautaire de protection juridictionnelle directe des droits individuels. Pour l’essentiel, ce système n’est pas basé sur la structure institutionnelle communautaire: il est plutôt le fruit d’une symbiose, une combinaison entre structures nationales et fonctions communautaires, qui finit par changer la nature des systèmes juridictionnels nationaux préexistants [153]. La perspective adoptée est crypto-fédérale [154]: c’est la tentative de la Cour de Justice d’exclure toute interposition entre elle et «les juges de “droit commun” de l’ordre juridique de l’Union» [155]. A l’évidence, un tel dessein ne peut toutefois se réaliser en vertu des seuls dicta de la Cour de Justice. Pour que son effectivité soit acquise, il faut que la Cour puisse compter sur la collaboration des ordres juridiques des Etats membres [156]. De ce point de vue, l’arrêt Granital [157] de la Corte costituzionale italienne signifia une acceptation substantielle des prétentions de la Cour de justice [158]. De même, la réponse des ordres juridiques allemand et français pour ce qui est des arrêts Kücükdeveci et Melki et Abdeli a enfin été positive. Par contre, l’avis 1/09 semble avoir provoqué une réaction en partie seulement coopérative de la part des Etats membres [159]. Ceci nous montre d’ailleurs, a contrario, l’importance du silence gardé par les Etats sur les innovations introduites par la Cour avec ses arrêts Costa c. ENEL et Simmenthal, lors de la conclusion des traités modificatifs qui se [continua ..]
La mise en exergue par la Cour de la vigilance des individus sur le respect des droits que ce système leur attribue, et la transformation – même si elle est encore seulement partielle et tendancielle – des systèmes juridictionnels nationaux en branches d’un système communautaire complexe axé sur la Cour de Justice, introduit dans l’espace de l’Union «communautaire» une dimension nouvelle. Il s’agit de la solidarité entre une institution internationale, dotée de pouvoirs normatifs et administratifs supranationaux s’exerçant directement sur les particuliers, et ces derniers. On est donc confronté à l’hypothèse d’une allégeance directe entre la Communauté (Union) européenne et ses citoyens européens, garantie par ce système judiciaire crypto-fédéral qu’on évoquait plus haut. Or, dans cette perspective, il ne s’agit pas de la citoyenneté européenne prévue à Maastricht, mais d’une dimension nouvelle de la citoyenneté européenne: d’abord, nous sommes confrontés à une citoyenneté fruit de l’auto-constitution du système, qui n’a pas dû attendre sa formalisation dans les Traités constitutifs. D’autre part, cette citoyenneté ne se limite pas aux droits prévus par le Traité de Maastricht: elle englobe l’ensemble des droits et libertés dont jouissent, dans l’ordre juridique interindividuel européen, les citoyens des Etats membres, et même peut-être d’autres sujets de cet ordre juridique. Je ne me réfère pas ici à la notion de citoyenneté du marché et au parallélisme, à vrai dire un peu forcé, entre la notion de citoyenneté et celle de subjectivité [161]. Il faut plutôt se demander si, grâce à la jurisprudence de la Cour sur les libertés du marché intérieur et plus tard sur la citoyenneté européenne, l’Union n’a pas réussi à se construire une base sociale interindividuelle (même si sa constitution reste progressive et partielle), et cela dans le même espace territorial des Etats [continua ..]
Or, si un tel processus semble bien être en cours, il s’agit toutefois d’un processus partiel, dont l’effectivité est encore réduite et qui ne regarde qu’une frange limitée de la population européenne. Notamment, le manque de transparence de ce phénomène juridique réduit l’effectivité de l’ordre juridique européen – en tant que système de droit interindividuel – aux individus capables d’apprécier l’existence et le contenu des règles européennes et de s’en prévaloir. Cette limite, jointe à d’autres, aussi bien anciennes – tel le déficit démocratique du processus décisionnel – que nouvelles [168], affecte d’ailleurs de façon substantielle la légitimité de cet ordre juridique interindividuel européen. De telles questions ne peuvent toutefois pas être abordées en reniant l’intégration qui s’est construite à partir de la jurisprudence de la Cour et de son acceptation par les Etats membres. La réponse à ces questions requiert en revanche une prise de conscience et une réponse (constructive) par les instances politiques des Etats membres, et ceci d’abord dans la dimension (internationale) de la révision des Traités [169]. Or, pour ce qui est de la question démocratique, il faut bien reconnaître qu’elle ne peut pas être traitée au seul niveau international et qu’elle exige donc une prise de conscience et une action correspondante de la société interindividuelle européenne et des Institutions de l’Union. Sur ce point aussi, d’ailleurs, le système a pris à se développer par voie d’autoconstitution, et ce depuis longtemps. Je me réfère d’abord au rôle joué par la jurisprudence de la Cour en matière de préservation des équilibres institutionnel et démocratique [170], de répartition des pouvoirs entre Union et Etats membres [171], ainsi qu’en matière de protection des droits fondamentaux [172]. Ensuite, je pense surtout à l’importante dynamique déclenchée par l’action du Parlement [continua ..]
Le développement par auto-constitution d’un système de droit interindividuel européen (grâce à l’intégration de l’ordre juridique de l’Union dans sa dimension «communautaire» et des ordres juridiques nationaux) a fini, semblerait-il, par modifier les dimensions de la souveraineté et de la citoyenneté, bien au-delà de ce qui peut apparaître à la surface du système des Traités. Ces développements, qui sont le fruit d’une série complexe d’actions menées par différents acteurs – dont la Cour de justice n’est que le plus visible et le plus conscient – rendent désormais insoutenable l’absence d’une pleine dimension démocratique du système. Des réponses à la question démocratique sont donc requises de façon urgente. Elles ne pourront advenir sans une prise de conscience par les «maîtres des traités» de la mesure dans laquelle leurs souverainetés sont déjà affectées. En parallèle, une prise de conscience du nouvel état de la souveraineté en Europe est nécessaire aussi au niveau des individus et dans la société civile organisée, et doit s’accompagner à une prise de responsabilité par ceux-ci. Toutefois, sauf à vouloir franchir le seuil du retrait de l’Union, ces réponses ne pourront être ni unilatérales, ni basées sur une idée de nationalisation nécessaire de la démocratie. L’alternative, au jour d’aujourd’hui, n’est plus entre intégration et défense des souverainetés nationales: l’alternative se joue désormais entre la démocratisation de l’intégration européenne et le risque assez concret de voir Εὐρώπη, non pasabandonnée par ses créateurs, les Etats membres, mais tuée par ses fils, ses citoyens inconscients.